J moins 100
Soleil de juin. Douce chaleur et petite brise. Je prends mon drahsel, je roule vers TOPQ, la nuit courte à peine effacée par l’aurore presque printanière. Tout va bien.
Cent jours avant d’avoir cinquante ans. Je ne fêterai pas cet anniversaire. Je mettrai à profit les trois mois d’été qui me restent, pendant lesquels je peux encore décemment faire croire que je suis bien, sans paraître trop ridicule. Glaner les regards de plus en plus espacés, en étant assis dans le Maris ou côté les Halles, prétendre à une certaine sociabilité sur les divers sites de rencontre comme Gayattitude ou que sais-je d’autres, là où j’ai des profils. Après, il faudra les effacer. Les gérontes ne draguent pas les jeunes éphèbes, ils avaient simplement le droit à exercer un genre d’initiation sociale à laquelle les jeunes gens se soumettaient plus ou moins de plein gré. Aujourd’hui les vieux n’ont pas de sexualité. Je ne ferai pas la vielle folle lubrique reluquant les jeunes minous.
Je ne ferai plus rien tout court d’ailleurs. Le quota de possibilité est épuisé. Je n’ai rien à transmettre, il n’y a aucune filiation. Je ne paie pas le tapin. Comme les vieux parchemins, l’encre des enluminures s’efface, pâlit et se craquelle. La dernière page est presque tournée, il ne reste que les dernières lignes qui remercient, concluent et résument l’intrigue précédente. La mienne est mince. La richesse de mes souvenirs ne suscite aucun intérêt chez les autres, je suis juste un colifichet social que l’on rajoute de temps à autre au grand tableau, mais duquel on se passe facilement.
La vie, les gens, les joies tourbillonnent autours mais sans moi. Je n’intéresse plus. Ce que je comprends, le conçois parfaitement. Quand j’avais vingt ans, ou même trente, des comme moi ne m’évoquaient qu’un vague passé digne et respectueux, mais aucun désir, aucune envie de folie tendre ou passion brûlante. Les papis étaient là parce qu’ils n’étaient pas encore au cimetière. Des fois, leurs histoires étaient importantes pour dire la grande ou la petite histoire. Mais faire un bout de chemin ensemble, vivre sous la même couette chaque soir, non, cela ne me serait jamais venu à l’esprit.
Alors je bascule. Je me retrouve de l’autre côté, celui où les femmes sont très très maquillées, avec grâce quelques fois, en général avec ridicule dans des atours simplement déplacés. Celui où les hommes ont le dos rond, les cuisses frêles et la peau flasque. Bedaine et poignées d’amour, calvitie et bouche édentée. Pour bander il faut des pilules bleues. Le tonus musculaire diminue, les efforts deviennent plus lourds, plus difficiles. Je sens que je n’arrive plus à bouger avec la même rapidité quand je fais des séances de BodyAttack, je n’arrive plus à soulever les charges minimales au BodyPump. Le dernier cran se refuse lors des marathons du RPM.
Ma mémoire courte me joue des tours. Il y a de plus en plus de choses desquelles je ne me souviens plus à peine la nuit passée. Comment s’appelait-il déjà, le petit serveur au Cox, qui me fait des sourires si beaux, P. ? R. ? L’article dans Libé, l’émission à la télé, les noms des premiers ministres qui font l’actualité, comme effacé d’un coup d’éponge sur le tableau noir de la salle de classe. Je décline, je me déteste, ce qui est stupide parce que ce n’est pas de ma faute, juste le temps, la vie, l’écoulement normal. Je suis vieux. Dans cent jours.